jeudi 18 décembre 2014

303 novembre 2014 Cartes et Cartographie

Epiderme est un projet d'espace où l'humain est l'ambassadeur de son lieu de vie, à travers l'échange de cultures qui partage...

Existe-t-il une
cartographie subjective ?
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Frédéric Barbe
Parler aujourd’hui de cartographie « subjective », c’est laisser penser que la cartogra-
phie dominante est d’abord « objective ». Le plus souvent, les usagers, qu’ils soient
professionnels ou « ordinaires », considèrent la carte comme un outil scientifique : une
carte, c’est l’objectivité, c’est vrai, c’est une description fonctionnelle de la réalité.
Cette rationalité cartographique a cependant montré ses limites : diversité des pro-
jections, des échelles, des techniques et des registres d’information, mais aussi biais
statistiques, politiques et idéologiques. Si la cartographie, lorsqu’elle montre ses
choix et ses procédés, peut prétendre à une démarche d’objectivation, jamais elle
n’est réellement « objective ». Outil de connaissance, de pouvoir et de contrôle, elle
s’inscrit dans la subjectivité de ses auteurs, y compris dans le champ scientifique. C’est
pourquoi parler de « cartographie subjective » n’est pas si facile.
La prolifération des objets cartographiques
Paradoxalement, la cartographie subjective c’est peut-être d’abord la prolifération
cartographique : il y a de plus en plus de cartes, de plus en plus diversifiées, comme
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le site Strange Maps  en rend compte, mais aussi des expositions, des atlas, des sites,
un usage communicationnel de plus en plus dense. La data-visualisation, cette sorte
de cartographie « automatique » qui serait, faussement, l’objectivité issue de l’Inter-
net, vient encore la bousculer. Chacun de nous peut à son tour se cartographier :
la géolocalisation, c’est aussi de la cartographie subjective. Nous avons aujourd’hui
un grand bazar cartographique à notre disposition, du plus sérieux au plus farfelu,
du plus émancipateur au plus totalitaire, du plus sensible au plus mathématique.
Les limites entre la cartographie experte et les autres cartographies sont souvent
poreuses. En renouvelant des objets bien connus comme la carte du Tendre
ou les utopies, Charles Perron, qui est pourtant le créateur de la cartographie
thématique, montre ici dès la fin du XIXe siècle l’existence d’objets cartographiques
fort curieux.
Une place offerte à la cartographie des subjectivités
La cartographie subjective, c’est aussi clairement l’extension des centres d’intérêt des
cartographes, souvent dans une critique du monde de l’ingénieur et de l’aménageur.
Témoignant d’approches sensibles, (géo)poétiques, alternatives, vernaculaires, fic-
tionnelles, in situ, ces nouveaux objets cartographiques évoquent la psychogéogra-
phie, mais aussi l’observation participante, ou encore le dépassement du dualisme
homme / nature si puissamment ancré dans la culture occidentale et toutes formes
de créativité mobilisable au-delà de la carte en deux dimensions. Les cartographies
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subjectives ouvertes par Catherine Jourdan  auprès d’habitants adultes et enfants
sont d’abord des processus : cette artiste et psychologue valorise les traces, l’empreinte
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1. Le site de Frank Jacobs collecte
depuis 2006 des cartes « intrigantes » :
réelles, fictionnelles et utopiques.
http://bigthink.com/users/frankjacobs
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2. Catherine Jourdan anime le projet
« Géographies subjectives » qui propose
de cartographier son propre territoire.
http://geographiesubjective.org
Manger son quartier, Jepoy, une carte coproduite, éphémère et comestible du quartier du Breil à Nantes, 2010.
Photo Marine Chereau.
p. 44
p. 45
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303 / Dossier Cartographie / Existe-t-il une cartographie subjective ? / Frédéric Barbe
Concentration supposée des habitants de la Terre superposée à la carte de Paris, Charles Perron,
brouillon d’une carte pour illustrer un article d’Élisée Reclus, 1890. Bibliothèque de Genève, département des Cartes et Plans.
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3. « Manger son quartier » est un vrai
projet cartographique éphémère.
http://urbacomestible.canalblog.com
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4. Autour de l'idée de contrainte créatrice :
http://latourex.org
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5. Par exemple, en alimentant
ce site participatif français de
cartographie sensible ou subjective:
http://polau.org/pacs/
laissée dans les temps de construction. En ce sens,
elle renouvelle les « lignes d’erre » de Fernand
Deligny, mais participe aussi à l’entrée d’une
cartographie ouverte et décomplexée dans les
nouvelles humanités et les cultures ordinaires
contemporaines. Illustrant les expériences de
cartographie sonore ou éphémère, l’artiste Jepoy
construisant avec des habitants ou des usagers
– d’un quartier, d’un lycée, d’un hôpital – une
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carte comestible en trois dimensions  questionne
la relation dans le territoire à travers l’alimenta-
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tion et l’art du goût. Le Latourex  (Laboratoire
de Tourisme expérimental) offre un usage
subjectif de la carte comme la visite du carré A1
de toutes les villes de France. Le grand retour de
l’esquisse aux dépens d’une finition de plus en
plus numérique peut dire enfin, au-delà de son
esthétique postmoderne, que l’objectivité est en
réalité un processus d’objectivation.
Éloge de la pluralité cartographique
pertinents pour décrire les sociétés. Une tech-
nique, un geste, une représentation, une forme,
un art : la carte n’est pas la réalité du territoire,
elle est une tentative pour l’objectiver ou la sub-
jectiver sous la forme d’un objet en réduction.
La modernité en a fait un outil normalisé de
son objectivité affirmée, mais il serait plus juste
de revendiquer aujourd’hui la subjectivité de
toutes les cartes et de leur appliquer les grandes
précautions des sciences sociales. Qui repré-
sente, qui parle ? À quoi avons-nous affaire ?
Mais aussi : quel vent de notre folie humaine
faisons-nous souffler sur la carte ? Ainsi que le
droit des gens ordinaires d’user et d’abuser de
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toutes sortes de cartes  .
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Frédéric Barbe est docteur en géographie, formateur et
chercheur associé à plusieurs groupes de recherche. Auteur
et éditeur, il travaille sur la littératie et les questions d’écologie,
de précarité et de développement urbain dans leurs rapports
aux acteurs et politiques publics. www.univ-nantes.fr/barbe-f
L’essor des productions, mais aussi de l’expres-
sion « cartographie subjective », montre que
les registres de l’ingénieur ne sont pas les seuls
Géographie subjective de Saint-Avé, Catherine Jourdan. Morbihan, brouillon étape 1, 2011.
p. 46
p. 47